Un nouvel ouvrage de Laurent Lefeuvre est forcément attendu, ici, au Bazar de Djé, tant je trouve cet auteur talentueux. "Comme une odeur de diable" ne déroge pas à la règle, d'autant plus que celui-ci présente deux particularités : la première est qu'il s'agit d'une adaptation de cinq contes de Claude Seignolle, un grand écrivain français qui vient de fêter ses 100 ans; la seconde, est que pour ce livre, Laurent Lefeuvre a choisi de travailler le noir et blanc. Et comme vous le savez, j'adore le noir et blanc !
"Celui qui avait toujours froid" : Dans un petit village breton, un homme mystérieux apparaît. Après avoir traverser le bourg, il se rend directement à l'auberge où - sans prononcer une seule parole - il se fait servir un alcool fort. Bizarrement, cela ne semble pas le réchauffer. Le même rituel va recommencer plusieurs jours d’affilée jusqu'à ce que finalement, la populace, persuadée d'avoir affaire à un mort-vivant, ne se décide à agir...
"Comme une odeur de loup" : Suite à des travaux dans sa ferme, Bolazec découvre un vieux grimoire ayant appartenu jadis à un de ses aïeuls, qui passait pour être un puissant sorcier. Se sentant attiré par l'ouvrage, il va se plonger dans sa lecture et découvrir la recette d'un filtre magique pouvant changer un homme en loup...
"L'homme qui savait d'avance" : Albarède est le menuisier du village. Personne ne le sait, mais il possède un don très particulier : il sent quand un personne va mourir. L'un dans l'autre, cela est plutôt bon pour les affaires, car il peut ainsi ajuster au mieux le stock de bois qu'il lui faut pour les semaines à venir et limiter ainsi les dépenses. Malheureusement pour lui, il pressent que ce sera bientôt le tour de son fils. Il va dès lors tout faire pour que sa vision ne devienne pas réalité...
"Un bel ensorcelé" : Claude Seignolle, lors de son travail de collecte des légendes de nos campagnes, rencontre un homme au comportement assez étrange. Comme s'il avait été ensorcelé...
"Deux dents, pas plus..." : Suite à une bagarre, un homme a perdu ses dents de devant. Sans le sou, il ne peut se payer de nouvelles dents. Le dentiste, compréhensif, lui en dégote deux d'occasion. Malheureusement, l'homme ne profitera pas longtemps de ses nouvelles canines, car il est renversé par une voiture, juste à la sortie du cabinet dentaire...
Avant de lire "Comme une odeur de diable", je n'avais lu qu'un seul récit de Claude Seignolle : "Le bahut noir", que j'avais beaucoup apprécié pour son côté "gothique" - à l'époque je dévorais tout ce que je trouvais dans ce genre de littérature et apparenté ("Le Moine" de Lewis, "Dracula" de Stoker, "Carmilla" de Le Fanu, "Frankenstein" de Shelley etc.) - et l'ambiance m'avait beaucoup plu. Pourtant, bizarrement, je n'avais pas poussé plus loin mon exploration de son œuvre. Cet ouvrage m'a donc convaincu de réparer mon erreur et je me suis procuré dans la foulée, deux des trois tomes des œuvres complètes de l'auteur chez Phébus. D'ailleurs si quelqu'un me lit et est prêt à me céder - à un prix décent - le tome 1, je suis preneur !
Les cinq contes qui composent "Comme une odeur de diable", bien que possédant des environnements différents ont tous en commun cette agréable sensation que l'on est en train d'écouter un(e) aïeul(le) nous raconter une anecdote surprenante mais néanmoins bien ancrée dans la réalité. Et même si elles évoquent des choses surnaturelles, on se rend malheureusement compte très rapidement que la seule chose dont il faut réellement avoir peur, n'est autre que l'homme et sa cohorte de défauts.
Laurent Lefeuvre a su donner à ces contes la même saveur que les histoires d'horreur des "Tales from the Crypt", ou plutôt "Eery / Creepy" (sur lesquelles a travaillé Bernie Wrightson, l'un des maîtres de Lefeuvre), à savoir des récits courts, efficaces et avec une chute aussi tranchante qu'une guillotine. Cette filiation est d'ailleurs renforcée par un petit clin d’œil de l'auteur qui met en scène Claude Seignolle - dans un rôle proche de celui du Gardien de la Crypte - qui nous introduit l'histoire à venir.
Les scénarios sont ciselés et diablement bien construits et donnent surtout envie de lire les histoires originales pour se rendre compte du travail d'adaptation réalisé par Laurent Lefeuvre.
En ce qui concerne les dessins, on sent que l'auteur a vraiment pris du plaisir à illustrer les histoires de son écrivain fétiche. Dans la première histoire, son trait se fait incisif, à la limite de l’expressionnisme en ce qui concerne le pauvre bougre, ce qui renforce encore plus cette impression de différence perçue par les villageois - et par nous aussi pour le coup . Dans "Un bel ensorcelé", il flirte avec le quasiment avec le franco-belge pour ce qui est des physionomies des personnages (Franquin et ses idées noires en premier lieu) et retranscrit à merveille le côté grotesque de ce conte. Quant à la dernière histoire, elle est celle - à mon avis - dont le style est celui qui se rapproche le plus du travail de l'auteur sur Fox-Boy, à la fois dans le trait et le découpage.
Grâce à ces petites choses, Laurent Lefeuvre réussit le tour de force de donner à chaque histoire une ambiance et un style qui lui est propre, tout en gardant néanmoins sa patte habituelle et reconnaissable. En clair, il nous bouscule un peu dans notre confort, tout en s'amusant et en expérimentant.
Les compositions des pages et des cases sont comme toujours avec cet auteur très bien pensées. Cela semble encore plus poussé ici, car, contrairement aux autres œuvres de Laurent Lefeuvre, où la couleur joue un grand rôle dans la lisibilité et la compréhension - inconsciente - de la composition, nous avons ici affaire à du noir et blanc. Le travail sur celui-ci est donc tout simplement fantastique. Les noirs sont profonds, les blancs éblouissants et le mélange des deux est d'une beauté à couper le souffle, tout en étant d'une limpidité incroyable.
Laurent Lefeuvre parle d'hommage à Bernie Wrightson pour son travail ici. Je ne connais malheureusement pas l'œuvre de cet auteur (hou ! la honte), mais les images entraperçues ici et là après sa disparition confirme ses propos - et me donnent surtout envie de découvrir ce dessinateur de talent.
Encore une fois donc, Laurent Lefeuvre met la barre très haut. Tout dans cet ouvrage frise la perfection et le plaisir pris par l'auteur lors de la création de celui-ci éclabousse le lecteur, qui malheureusement, en redemande. Et c'est là le seul point négatif de "Comme une odeur de diable" : on en veut plus ! On s'autorise à penser dans les milieux autorisés que suivant le succès commercial (le succès critique lui est déjà là) qu'un deuxième volume des contes de Claude Seignolle illustrés pourrait voir le jour. Vu ce qui s'est passé avec Fox-Boy, j'ai bon espoir qu'il en soit ainsi !
Je tiens aussi à souligner ici le superbe travail des Éditions Mosquito qui publient dans de très beaux ouvrages, des auteurs tels que Toppi, ou Serpieri ou encore des séries comme "Dylan Dog" ou "Esprit du Vent". Bref, que du tout bon !
Note : 17/20
Comme une odeur de diable de Laurent Lefeuvre et Claude Seignolle
Mosquito / 2017
ISBN : 978-2-35283-442-7
64 p. / 14€
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