mardi 1 mars 2016

Cette ville te tuera de Yoshihiro Tatsumi

J'ai découvert Yoshihiro Tatsumi tout à fait par hasard il y a quelques années de cela, grâce à la couverture de "L'Enfer", qui avait attiré mon attention. Et comme j'en parlais ici, je n'avais absolument pas regretté mon achat.
Depuis, Cornélius a édité le formidable "Une vie dans les marges", et malheureusement, Yoshihiro Tatsumi nous a quitté peu de temps après.
Pour lui rendre hommage, Cornélius a décidé de publier une anthologie de l'œuvre du maître, dont "Cette ville te tuera" est le premier volume. Il regroupe 23 histoires s'étalant sur une période allant de 1968 à 1970 (même s'il est indiqué 1968-1979 sur la page de garde).

Vu qu'il s'agit d'un recueil d'histoires courtes, il ne m'est pas possible de faire un résumé détaillé de l'ouvrage. Je vais me concentrer sur les trois histoires que j'ai préféré, même si, ce qui est assez marquant ici, c'est l'uniformité des récits proposés. Difficile en effet de trouver un histoire qui sort véritablement du lot, et encore moins une qui soit en dessous des autres.
Dans "Le compte", Yasu, un homme entre deux âges, travaille dans une morgue, où il s'occupe de nettoyer les cadavres en attendant qu'ils soient disperser dans les différentes écoles de médecine pour y être disséquer. Nécrophile, il délaisse volontiers sa femme au profit des corps des femmes récemment décédées. Un jour, sa femme vient lui apporter le repas qu'il avait oublié de prendre le matin avant de partir de la maison. En entrant dans la morgue, elle est saisie de peur à la vue des mort et elle bascule dans le bassin de nettoyage où elle se noie. Elle deviendra un corps de plus pour les étudiants et pour son mari...
"L'éprouvette" raconte l'histoire de Koike, un jeune interne en médecine donne son sperme à un médecin pour que celui insémine une patiente qui n'arrive pas à avoir d'enfant. Un jour il la croise et en tombe fou amoureux, sans que celle-ci ne connaisse son existence. Sa vie bascule quand le médecin décide, en accord avec sa patiente, d'arrêter d'avoir recours aux services de Koike. Celui-ci, fou de chagrin essaie de violer la jeune femme...
Enfin, dans "Le piège", un randonneur se retrouve au fond d'un trou et prisonnier d'une étrange paysanne. Celle-ci, qui est défigurée, l'informe qu'elle ne libérera que s'il tombe amoureux d'elle. Quelques jours plus tard, la femme du randonneur arrive dans la maison de la jeune paysanne et après quelques temps retrouve son mari, toujours prisonnier du puits. Celui-ci est prêt à tout pour en sortir, aussi bien faire semblant d'aimer la paysanne que de renoncer au divorce d'avec sa femme qui est en cours. Malheureusement pour lui, les deux femmes ne sont pas dupes...

Toutes ces histoires ont en commun un aspect du Japon des années 60/70 qui n'est pas très courant de voir en bande dessinée : sombre, assez pessimiste, voire décadent par moment. Il en ressort aussi l'impression que l'individu n'est rien. Qu'il est esclave, prisonnier ou un tout petit rouage de la société et de la vie en général. Tatsumi représente surtout des japonais moyens, homme ayant la trentaine, marié mais pas heureux en ménage, et cachant des secrets inavouables (nécrophilie, voyeurisme, etc.), ou des jeunes hommes, encore puceaux et bien que ne pensant qu'à satisfaire leurs envies, se retrouvant tétanisés quand l'occasion se produit. Ils se retrouvent le plus souvent prisonnier de leurs propres existences, en n'étant plus que des pantins broyés par la vie.
On a l'impression de suivre des inadaptés, qui n'ont pas su, pas pu ou pas voulu s'adapter au changement de société de l'après-guerre et la déshumanisation de celle-ci. À moins que ce ne soit la société qui n'ait pas su laisser assez de place à l'individu...

Même si tout cela n'est guère réjouissant, ne vous laissez pas rebuter par l'atmosphère sombre du volume. On a vraiment entre les mains un vrai monument du gekiga, qui vaut autant pour son témoignage d'une époque et d'un état d'esprit, que pour sa place dans la l'histoire de la bande dessinée japonaise. On voit vraiment que Yoshihiro Tatsumi était un spécialiste de l'histoire courte et qu'il se sert à merveille de ce format pour raconter (ou ne pas raconter - il y a beaucoup de non-dits) ce qu'il veut, avec une virtuosité déconcertante (fruit de beaucoup de travail - cf ""Une vie dans les marges").

Encore une fois, les éditions Cornélius ont fait un travail formidable, à la fois au niveau de l'objet qui est vraiment magnifique et rend vraiment hommage au travail de Tatsumi, qu'au niveau du contenu, qui est d'une rare homogénéité. Du grand art ! - et vivement la suite !

Au sommaire de ce copieux volume :

- Les piranhas (Gekiga Young / Octobre 1968)
- Les manjûs (Gekiga Young / Juillet 1968)
- Le compte (Gekiga Young / Août 1968)
- Le projectionniste (Gekiga Young / Septembre 1968)
- L'incinérateur (Gekiga Young / Octobre 1968)
- Le mannequin (Gekiga Young / Novembre 1968)
- Indésirable (Gekiga Young / Novembre 1968)
- L'éprouvette (Gekiga Young / Décembre 1968)
- Le maquereau (Gekiga Young / Janvier 1969)
- Sur le quai (Gekiga Young / Janvier 1969)
- Les égouts (Gekiga Young / Février 1969)
- Le téléscope (Gekiga Young / Février 1969)
- Le masque de Nô (Gekiga Young / Mars 1969)
- Le tueur à gages (Gekiga Young / Avril 1969)
- Mort par accident (Gekiga Young / Avril 1969)
- Le collier de chien (Gekiga Young / Septembre 1969)
- Le tango du chat noir (Gekiga Young / Octobre 1969)
- Mon Hitler (Gekiga Young / Décembre 1969)
- Le scorpion - Who are you ? (Garo / Décembre 1969)
- Le piège (Garo / Janvier 1970)
- Le laveur de vitres (Weekly Sunday Mainichi / Janvier 1970)
- C'est occupé ! (Garo / Mars 1970)
- C'est ici que nos chemis bifurquent (Garo / Février 1970)


Note 15/20

Cette ville te tuera de Yoshihiro Tatsumi
Cornélius / Pierre / 2015
ISBN : 978-2360810949
348 p. / 31,50€

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