Deuxième volume de l'anthologie de Yoshihiro Tatsumi, père du gekiga, publiée chez Cornélius, après l'exceptionnel "Cette ville te tuera", "Rien ne fera venir le jour" regroupe treize histoires courtes, toutes parues en 1970 dans différents magazines.
Comme d'habitude avec ce genre de recueil, il est difficile - voire inutile - de faire un résumé et une critique de chaque nouvelle. Je vais donc seulement vous parler de celles qui m'ont le plus touché. Car, comme avec le tome précédent, ce qui marque vraiment ici, c'est l'homogénéité de l'ensemble de ces histoires en terme de qualité. Même si certaines m'ont moins interpellé que d'autres, cela ne signifie absolument pas qu'elles sont moins bonnes. Il s'agit seulement de ressenti et en aucun cas de manque de qualité.
Malgré tout, il y en a principalement trois qui, pour moi, se détachent des autres et dont je vais vous livrer un petit résumé.
La première est aussi celle qui ouvre ce recueil et qui donne le ton. Dans "Un jour sans fin", Jun, un jeune homme ne se sent pas bien. Il a l'impression que sa tête va exploser sous la pression de son sang. Ne voyant pas d'autre solution pour se soulager, il s'égorge avec un couteau. Quand il revient à lui, il est dans un lit d'hôpital et veillé par son père. Ce père qu'il croyait être un homme bien et un bon docteur mais qui, en fait, pratique en toute illégalité des avortements dans sa clinique. Quand Jun l'a découvert, il a décidé de couper les ponts avec lui et de partir vivre ailleurs. Il rencontre quelques temps plus tard Maki, une jolie jeune fille qui devient sa petite amie. Lorsque celle-ci tombe enceinte, il est hors de question pour Jun qu'elle avorte. Mais celle-ci a une autre idée en tête... Tout cela mènera Jun à commettre son acte désespéré, sans savoir qu'il a été sauvé grâce à une transfusion du sang de son père...
Dans "Monkey mon amour", un jeune ouvrier n'a qu'une seule joie dans sa vie, son petit singe de compagnie. Même si celui-ci ne se montre pas du tout affectueux avec lui et lui tourne constamment le dos, cela suffit à l'ouvrier pour supporter sa pauvre existence. Un jour au zoo, alors qu'il regarde les singes, ceux-ci commencent à s'exciter. Cela amuse beaucoup une jeune femme. Après avoir bu un verre avec le protagoniste, elle invite celui-ci à lui téléphoner pour qu'ils se revoient. Cette rencontre va bouleverser la vie de l'ouvrier qui se rend compte que sa vie actuelle ne rime pas à grand chose. Il décide alors de quitter son travail. Malheureusement pour lui, tandis qu'il termine sa journée et est prêt à se rendre dans le bureau de la direction pour y déposer sa lettre de démission, sa main se prend dans une machine et il se retrouve manchot. Le patron ayant trouvé la lettre lui apprend qu'il accepte son départ. Sans travail et avec un bras en moins, il espère trouver un peu de réconfort auprès de la jeune fille. Mais celle-ci s'avère être une hôtesse de bar. Ne voulant pas entraîner son singe dans sa chute, il décide de le relâcher au zoo pour qu'il puisse rejoindre ses congénères. Malheureusement, cela ne va pas se passer comme l'ouvrier l'aurait souhaité...
Enfin, "Tête de cobra" narre l'histoire d'un jeune garçon, tête de turc de ses camarades d'école. Orphelin, il vit avec sa marâtre qui le déteste. Il est secrètement amoureux de Sattchan, sa voisine de classe. Un jour, il capture un cobra qui va lui servir à se venger de tous ceux qui l'ont fait souffrir jusqu'ici, avec en premier lieu son horrible belle-mère. Se croyant alors tout puissant, il va attirer Sattchan chez lui pour la forcer à devenir sa petite amie, sous peine d'être mordue par le cobra. Celle-ci refuse bien entendu et s'enfuit. Le jeune garçon comprend alors que rien n'a changé ni ne changera jamais pour lui et décide d'utiliser son cobra une dernière fois...
Bien qu'assez différentes dans leurs traitements ou leurs déroulés, on retrouve quand même dans ces treize histoires, des thèmes très sombres et récurrents que sont la mort et ses dérivés (le suicide, le meurtre ou l'avortement), l'amour, le sexe, le fait de ne pas vouloir entrer dans le moule de la société etc.
Ce format court est parfaitement adapté à ce genre de thématique, car tout y est concentré et beaucoup plus percutant. À ce titre, les chutes des histoires "Monkey mon amour" (avec le parallèle entre Monkey / la meute de singe et le protagoniste / la foule), "Requiem pour flocons de neige" (avec la "tromperie" des parents du protagoniste), ou encore celle d'"Un jour sans fin" - évoquée plus haut - sont particulièrement saisissantes.
La maîtrise de Yoshihiro Tatsumi pour ce format court saute vraiment aux yeux et prend aux tripes dans ce deuxième tome, que je trouve encore plus incisif et sombre que le premier. Dans la préface, l'auteur indique qu'il a dessiné ces histoires dans la douleur afin de pouvoir faire rayonner le gekiga comme il le souhaitait et cela se ressent totalement dans ces histoires sans concession.
Encore une fois, comme je l'avais dit pour le premier tome de cette anthologie, il ne faut absolument pas être rebuté par ces sujets qui - même s'ils ne sont pas très joyeux - n'en restent pas moins les fondements du gekiga. Lorsqu'il a lancé ce mouvement, Tatsumi voulait rompre avec les codes, les histoires et les thèmes des mangas d'alors, destinés à la jeunesse. Il voulait rendre compte de son époque et ainsi toucher un lectorat plus âgé, qui se reconnaîtrait dans ces problématiques. Grâce à cela, il a pu nous offrir ces "nouvelles dessinées" qui nous montrent un visage du Japon - et des japonais - que l'on ne voit pas souvent sous nos latitudes.
Comme dans "Cette ville te tuera", on y retrouve cette impression que les protagonistes de ces histoires ne sont que des pantins broyés par la vie qui s'amuse avec eux. Dès qu'ils pensent pouvoir "faire quelque chose" pour prendre en main leur destinée, un drame survient, les renvoyant - au mieux - à leur état initial. Comme s'ils ne savaient - ou ne pouvaient - faire ce qu'il faut pour que cela change. Certains, comme le personnage principal de "Qui es-tu ?" l'ont bien compris et ne luttent même plus contre cela. Ils attendent juste de toucher le fond, même si celui-ci s'avère être plus bas que prévu. D'autres, comme les enfants de "Tête de cobra" ou de "La mère de Ken'itchi Shirase" auront des réactions bien plus violentes et - dans un sens - beaucoup plus triste et poignante.
En conclusion, même si l'atmosphère qui se dégage de cette œuvre est lourde et grave, cela n'en fait que mieux ressortir le talent de Yoshihiro Tatsumi. En effet, vu les thèmes abordés, il aurait été très facile de tomber dans le mélo de bas étage, ce qui n'est absolument pas le cas ici, bien au contraire. Même certains récits qui auraient pu s'avérer un peu casse gueule, vu la trame de l'histoire ("Qui es-tu ?" en est le meilleur exemple pour moi), sont en fait bouleversants et pas du pathétiques. La frontière étant très ténue entre les deux, Yoshihiro Tatsumi réussit le tour de force de nous livrer l'un sans même flirter avec l'autre.
Comme cela est de coutume, les éditions Cornélius nous offre encore une fois un livre magnifique (couverture toilée bordeaux foncé de toute beauté), qui rend pleinement justice au travail de Yoshihiro Tatsumi. Cette anthologie est apparemment prévue en - au moins - cinq volumes et il est inutile de vous dire que je serai au rendez-vous les prochaines fois (même si plus de deux ans entre deux tomes c'est un peu long) !
Note : 16/20
Rien ne fera venir le jour de Yoshihiro Tatsumi
Cornélius / Pierre / 2018
ISBN : 978-2-360-81152-6
332 p. / 31,50€
La première est aussi celle qui ouvre ce recueil et qui donne le ton. Dans "Un jour sans fin", Jun, un jeune homme ne se sent pas bien. Il a l'impression que sa tête va exploser sous la pression de son sang. Ne voyant pas d'autre solution pour se soulager, il s'égorge avec un couteau. Quand il revient à lui, il est dans un lit d'hôpital et veillé par son père. Ce père qu'il croyait être un homme bien et un bon docteur mais qui, en fait, pratique en toute illégalité des avortements dans sa clinique. Quand Jun l'a découvert, il a décidé de couper les ponts avec lui et de partir vivre ailleurs. Il rencontre quelques temps plus tard Maki, une jolie jeune fille qui devient sa petite amie. Lorsque celle-ci tombe enceinte, il est hors de question pour Jun qu'elle avorte. Mais celle-ci a une autre idée en tête... Tout cela mènera Jun à commettre son acte désespéré, sans savoir qu'il a été sauvé grâce à une transfusion du sang de son père...
Dans "Monkey mon amour", un jeune ouvrier n'a qu'une seule joie dans sa vie, son petit singe de compagnie. Même si celui-ci ne se montre pas du tout affectueux avec lui et lui tourne constamment le dos, cela suffit à l'ouvrier pour supporter sa pauvre existence. Un jour au zoo, alors qu'il regarde les singes, ceux-ci commencent à s'exciter. Cela amuse beaucoup une jeune femme. Après avoir bu un verre avec le protagoniste, elle invite celui-ci à lui téléphoner pour qu'ils se revoient. Cette rencontre va bouleverser la vie de l'ouvrier qui se rend compte que sa vie actuelle ne rime pas à grand chose. Il décide alors de quitter son travail. Malheureusement pour lui, tandis qu'il termine sa journée et est prêt à se rendre dans le bureau de la direction pour y déposer sa lettre de démission, sa main se prend dans une machine et il se retrouve manchot. Le patron ayant trouvé la lettre lui apprend qu'il accepte son départ. Sans travail et avec un bras en moins, il espère trouver un peu de réconfort auprès de la jeune fille. Mais celle-ci s'avère être une hôtesse de bar. Ne voulant pas entraîner son singe dans sa chute, il décide de le relâcher au zoo pour qu'il puisse rejoindre ses congénères. Malheureusement, cela ne va pas se passer comme l'ouvrier l'aurait souhaité...
Enfin, "Tête de cobra" narre l'histoire d'un jeune garçon, tête de turc de ses camarades d'école. Orphelin, il vit avec sa marâtre qui le déteste. Il est secrètement amoureux de Sattchan, sa voisine de classe. Un jour, il capture un cobra qui va lui servir à se venger de tous ceux qui l'ont fait souffrir jusqu'ici, avec en premier lieu son horrible belle-mère. Se croyant alors tout puissant, il va attirer Sattchan chez lui pour la forcer à devenir sa petite amie, sous peine d'être mordue par le cobra. Celle-ci refuse bien entendu et s'enfuit. Le jeune garçon comprend alors que rien n'a changé ni ne changera jamais pour lui et décide d'utiliser son cobra une dernière fois...
Bien qu'assez différentes dans leurs traitements ou leurs déroulés, on retrouve quand même dans ces treize histoires, des thèmes très sombres et récurrents que sont la mort et ses dérivés (le suicide, le meurtre ou l'avortement), l'amour, le sexe, le fait de ne pas vouloir entrer dans le moule de la société etc.
Ce format court est parfaitement adapté à ce genre de thématique, car tout y est concentré et beaucoup plus percutant. À ce titre, les chutes des histoires "Monkey mon amour" (avec le parallèle entre Monkey / la meute de singe et le protagoniste / la foule), "Requiem pour flocons de neige" (avec la "tromperie" des parents du protagoniste), ou encore celle d'"Un jour sans fin" - évoquée plus haut - sont particulièrement saisissantes.
La maîtrise de Yoshihiro Tatsumi pour ce format court saute vraiment aux yeux et prend aux tripes dans ce deuxième tome, que je trouve encore plus incisif et sombre que le premier. Dans la préface, l'auteur indique qu'il a dessiné ces histoires dans la douleur afin de pouvoir faire rayonner le gekiga comme il le souhaitait et cela se ressent totalement dans ces histoires sans concession.
Encore une fois, comme je l'avais dit pour le premier tome de cette anthologie, il ne faut absolument pas être rebuté par ces sujets qui - même s'ils ne sont pas très joyeux - n'en restent pas moins les fondements du gekiga. Lorsqu'il a lancé ce mouvement, Tatsumi voulait rompre avec les codes, les histoires et les thèmes des mangas d'alors, destinés à la jeunesse. Il voulait rendre compte de son époque et ainsi toucher un lectorat plus âgé, qui se reconnaîtrait dans ces problématiques. Grâce à cela, il a pu nous offrir ces "nouvelles dessinées" qui nous montrent un visage du Japon - et des japonais - que l'on ne voit pas souvent sous nos latitudes.
Comme dans "Cette ville te tuera", on y retrouve cette impression que les protagonistes de ces histoires ne sont que des pantins broyés par la vie qui s'amuse avec eux. Dès qu'ils pensent pouvoir "faire quelque chose" pour prendre en main leur destinée, un drame survient, les renvoyant - au mieux - à leur état initial. Comme s'ils ne savaient - ou ne pouvaient - faire ce qu'il faut pour que cela change. Certains, comme le personnage principal de "Qui es-tu ?" l'ont bien compris et ne luttent même plus contre cela. Ils attendent juste de toucher le fond, même si celui-ci s'avère être plus bas que prévu. D'autres, comme les enfants de "Tête de cobra" ou de "La mère de Ken'itchi Shirase" auront des réactions bien plus violentes et - dans un sens - beaucoup plus triste et poignante.
En conclusion, même si l'atmosphère qui se dégage de cette œuvre est lourde et grave, cela n'en fait que mieux ressortir le talent de Yoshihiro Tatsumi. En effet, vu les thèmes abordés, il aurait été très facile de tomber dans le mélo de bas étage, ce qui n'est absolument pas le cas ici, bien au contraire. Même certains récits qui auraient pu s'avérer un peu casse gueule, vu la trame de l'histoire ("Qui es-tu ?" en est le meilleur exemple pour moi), sont en fait bouleversants et pas du pathétiques. La frontière étant très ténue entre les deux, Yoshihiro Tatsumi réussit le tour de force de nous livrer l'un sans même flirter avec l'autre.
Comme cela est de coutume, les éditions Cornélius nous offre encore une fois un livre magnifique (couverture toilée bordeaux foncé de toute beauté), qui rend pleinement justice au travail de Yoshihiro Tatsumi. Cette anthologie est apparemment prévue en - au moins - cinq volumes et il est inutile de vous dire que je serai au rendez-vous les prochaines fois (même si plus de deux ans entre deux tomes c'est un peu long) !
Les treize nouvelles qui composent ce volume sont :
- Un jour sans fin (Weekly Shonen Magazine / avril 1970)
- Un chien à nourrir ( Big Comics / mai 1970)
- Le démon (Weekly Shonen Magazine / juin 1970)
- Monkey mon amour (Weekly Shonen Magazine / juillet 1970)
- La femme dans le miroir (Extra edition - Shonen Magazine / juillet 1970)
- Un bateau sans voile (Weekly Shonen Magazine / août 1970)
- La montagne où abandonner ses ancêtres (Weekly Shonen Magazine / août 1970)
- Tête de cobra (Extra edition - Shonen Magazine / août 1970)
- Requiem pour flocons de neige (Weekly Shonen Magazine / octobre 1970)
- L'anguille (Big Comics / août 1970)
- La mère de Ken'itchi Shirase (Extra edition - Shonen Magazine / juillet 1970)
- Singe de bar (Weekly Manga Times / novembre 1970)
- Qui es-tu ? (Weekly Doyo Manga / décembre 1970)
Note : 16/20
Rien ne fera venir le jour de Yoshihiro Tatsumi
Cornélius / Pierre / 2018
ISBN : 978-2-360-81152-6
332 p. / 31,50€
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